Les opérations du groupe Wagner en Afrique
les tendances du ciblage de populations civiles en République centrafricaine et au Mali
30 August 2022
Introduction
Le 30 mars 2022, la commission des affaires étrangères du Parlement britannique ouvrait une enquête sur le recours à des sociétés militaires privées (SMP) par les États, en portant une attention particulière à la très médiatisée SMP russe connue sous le nom de groupe Wagner (Parlement britannique, 30 mars 2022 – en anglais). Cette décision faisait suite au déploiement de mercenaires affiliés au groupe Wagner en Ukraine, ainsi qu’à la publication de plusieurs rapports faisant état de violations des droits de l’homme commises par les mercenaires du groupe au Mali.
Cette enquête n’est alors que l’un des derniers efforts en date visant à mettre en lumière les agissements du groupe Wagner. Elle vient s’ajouter à un ensemble d’initiatives apparues dans un contexte de préoccupation internationale accrue à l’égard des opérations du groupe en République centrafricaine (RCA). Plusieurs organes de l’ONU avaient déjà, par le passé, exprimé leur inquiétude ou mené des enquêtes vis-à-vis des abus présumément commis par les mercenaires de Wagner (Conseil de sécurité des Nations unies, 25 juin 2021 ; UN Info, 31 mars 2021). En juin 2021, le Groupe d’experts de l’ONU sur la RCA avait notamment transmis au Conseil de sécurité des Nations unies une série de rapports signalant des « meurtres indiscriminés » ainsi que des actes de violence contre des civils perpétrés par des « instructeurs russes » (Conseil de sécurité des Nations unies, 25 juin 2021). La mission de maintien de la paix de l’ONU en RCA (MINUSCA) et les forces spéciales rwandaises ont, elles aussi, fait part de leurs réticences à prolonger les opérations conjointes avec le groupe Wagner en raison de violations présumées des droits de l’homme (UN Info, 31 mars 2021 ; Corbeau News, 13 juin 2021). Par ailleurs, l’Union européenne (UE) a imposé des sanctions à l’encontre du groupe Wagner et de personnalités lui étant liées en décembre 2021 (Conseil européen, 13 décembre 2021).
Compte tenu des préoccupations grandissantes suscitées par les opérations du groupe Wagner au Mali ainsi que par leur récent déploiement en Ukraine, ce rapport se propose d’analyser la participation du groupe à des faits de violence politique au cours des dernières années. Il se focalise, pour ce faire, sur le ciblage des populations civiles par le groupe Wagner en RCA et au Mali, où l’organisation agit aux côtés des forces étatiques depuis 2018 et décembre 2021, respectivement. L’analyse des données d’ACLED permet de d’identifier plusieurs tendances à cet égard :
Tendances principales
- Le groupe Wagner se livre à un niveau élevé de ciblage des populations civiles, aussi bien au Mali qu’en RCA. Les actions où des civils sont pris pour cibles représentent 52% et 71%, respectivement, des faits de violence politique commis par le groupe Wagner en RCA et au Mali. Dans les deux cas, ce taux est supérieur à celui des actions ciblant des civils attribuées aux forces étatiques alliées ou aux groupes rebelles évoluant au sein du même contexte.
- En RCA, le groupe Wagner a mené des opérations de plus en plus indépendantes vis-à-vis des Forces armées centrafricaines (FACA) à partir de la seconde moitié de l’année 2021, après une série initiale d’opérations visant à reprendre des territoires aux groupes rebelles. Si les mercenaires du groupe Wagner continuent de jouer un rôle important dans la formation des FACA et la coordination de leurs activités, ils ont agi indépendamment des forces étatiques dans au moins 50% des événements liés à des faits de violence politique chaque mois depuis mai 2021, à l’exception d’octobre 2021 et d’avril et de juin 2022.
- Lorsqu’ils ont agi de manière indépendante en RCA, les mercenaires de Wagner se sont livrés à des niveaux de violence beaucoup plus élevés à l’encontre des civils que lorsqu’ils ont opéré aux côtés des forces étatiques. Depuis décembre 2020, 70% des événements impliquant des agents de Wagner sans la présence de forces étatiques ont été des actes de ciblage de civils, contre 27% lorsque les mercenaires du groupe ont agi aux côtés des forces étatiques.
- Au Mali, en revanche, le groupe Wagner a surtout agi aux côtés des forces étatiques, ce qui a entraîné une augmentation des actes de ciblage de civils impliquant des forces étatiques. ACLED recense près de 480 décès de civils attribuables à des opérations menées conjointement par les forces du groupe Wagner et celles de l’État malien.
En plus de mettre en évidence le risque accru que les forces du groupe Wagner font courir aux civils au travers d’assassinats ciblés et d’attaques opportunistes, les tendances susmentionnées soulignent aussi la manière dont les États s’accommodent de ces agissements et les exploitent dans le cadre d’opérations contre-insurrectionnelles plus larges, menées dans des contextes de conflit déjà complexes.
Les déploiements du groupe Wagner dans le monde
Bien que le groupe Wagner figure parmi les SMP les plus connues et les plus actives au monde, de nombreux détails à son sujet restent difficiles à confirmer du fait d’une structure organisationnelle délibérément opaque. Officiellement, le groupe Wagner n’existe pas, son nom recouvrant un réseau entremêlé d’entreprises et de forces militaires privées qui bénéficieraient du soutien implicite quoiqu’inavoué de l’État russe (Foreign Policy, 6 juillet 2021 – en anglais).1L’appellation « groupe Wagner » fait référence à un réseau entremêlé d’entreprises et de forces militaires privées soupçonnées d’être liées à l’homme d’affaires russe Evgueni Prigojine (Foreign Policy, 6 juillet 2021 – en anglais). Prigojine, qui rejette tout lien avec des sociétés militaires privées (Reuters, 13 septembre 2021), entretiendrait des rapports étroits avec le président russe Vladimir Poutine et le renseignement militaire russe (New York Times, 7 août 2018 – en anglais).
Ces dernières années, le groupe Wagner s’est activement impliqué dans des conflits dans de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient, notamment en Syrie, en Libye, au Mozambique et en RCA. Selon certaines sources, le groupe aurait également agi en République démocratique du Congo, en Angola, à Madagascar, au Zimbabwe et au Soudan (Africanews, 22 mars 2022), en menant des opérations dans près de 30 pays à travers le monde (Center for Strategic & International Studies, septembre 2020 – en anglais).
Plus récemment, les forces du groupe Wagner ont également participé à des opérations au Mali et en Ukraine (VOA News, 20 janvier 2022 – en anglais ; Reuters, 28 mars 2022 – en anglais) (pour en savoir plus sur l’invasion russe en cours en Ukraine, voir le centre de crise sur l’Ukraine d’ACLED – en anglais). À l’instar des déploiements précédents et en cours, leurs agissements dans ces contextes ont été délibérément occultés. La junte militaire malienne a nié toute opération des forces Wagner dans le pays, bien qu’elle ait confirmé la présence d’instructeurs militaires russes (Al Jazeera, 20 avril 2022 – en anglais). Néanmoins, le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a reconnu, de son côté, que le groupe était présent au Mali (Africanews, 3 mai 2022), tout comme des responsables français et américains (Bloomberg, 11 March 2022 – en anglais).
Quoiqu’il soit difficile d’identifier avec précision les faits de violence commis par le groupe Wagner au cours de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des sources dans le renseignement international ont abondamment fait état de son déploiement dans le cadre de l’invasion (Reuters, 28 mars 2022 – en anglais), tandis que des responsables du renseignement allemand ont directement accusé les forces du groupe d’avoir commis des exactions meurtrières à l’encontre de civils (Washington Post, 7 avril 2022 – en anglais). Récemment, plusieurs sources ont attribué aux forces Wagner la responsabilité d’une explosion survenue fin juillet dans un bâtiment de la prison d’Olenivka (en anglais), dans la zone occupée de la région de Donetsk, dans laquelle plus de 50 prisonniers de guerre ukrainiens ont trouvé la mort. Selon certaines sources, le groupe Wagner aurait également transféré des forces actives en Ukraine pour venir appuyer les opérations russes en retirant ainsi un nombre conséquent de ses effectifs de RCA et de Libye (HumAngle, 21 mars 2022 – en anglais ; Middle East Eye, 28 avril 2022 – en anglais).
Bien que ces deux déploiements soient encore dans leur phase initiale, les agents du groupe Wagner ont déjà mené de multiples attaques particulièrement meurtrières contre des populations civiles au Mali. De plus, si on les compare aux activités menées par le groupe en RCA, où ses agents ont pris le contrôle d’anciennes régions tenues par les rebelles par le biais d’exécutions de masse ciblées et d’attaques opportunistes contre les populations civiles, ces deux déploiements soulèvent des inquiétudes quant à leur évolution.
Le groupe Wagner en République centrafricaine
Le groupe Wagner a débuté ses activités en RCA en 2018, suite à la signature entre les gouvernements centrafricain et russe d’un accord prévoyant un soutien militaire et des armes russes en échange d’avantageuses concessions minières (CNN, 15 juin 2021 – en anglais ; International Crisis Group, 3 décembre 2021 – en anglais). L’accord a ainsi permis à des « instructeurs militaires » russes, dont des agents liés au groupe Wagner, de faire leur entrée dans le pays en même temps que d’importants stocks d’armes, suite à la décision du Conseil de sécurité des Nations unies de lever l’embargo sur les armes imposé jusqu’alors à la RCA (CNN, 15 juin 2021 – en anglais). Si le groupe ne s’est pas directement engagé dans des opérations de combat durant cette période, des préoccupations particulières vis-à-vis de l’implication présumée de ses agents dans des violations des droits de l’homme ont émergé au sein de la communauté internationale dès 2019. En janvier 2019, l’ONU a ainsi ouvert une enquête sur des actes de torture qui auraient été commis par les forces Wagner sur un homme accusé d’appartenir à un groupe armé local (AFP, 12 février 2019 – en anglais).
À la fin de l’année 2020, face à la dégradation du contexte sécuritaire en vue des élections de fin décembre, les opérations du groupe Wagner en RCA ont connu un tournant radical, passant d’un rôle de soutien et de formation à un rôle d’engagement direct dans les combats. Cette dégradation s’explique en partie par le lancement, par une coalition de milices regroupées sous le nom de Coalition des patriotes pour le changement (CPC)2En formant la CPC, Bozizé a fédéré plusieurs milices de premier plan, notamment le groupe Retour, Réclamation et Réhabilitation (3R) et l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC) (Foreign Policy, 21 août 2021 – en anglais). et dirigée par l’ancien président François Bozizé, d’une offensive sur l’ensemble du territoire centrafricain dans le but de renverser le gouvernement du président Faustin-Archange Touadéra. La CPC a été formée par Bozizé après que la Cour constitutionnelle ait rejeté sa candidature à la présidence du pays (International Institute for Strategic Studies, 2021 – en anglais). Dans son jugement, la Cour constitutionnelle a estimé que Bozizé dérogeait au critère de « bonne moralité » du Code électoral, en invoquant notamment des sanctions de l’ONU et un mandat d’arrêt international à son encontre pour des crimes de guerre présumés (Al Jazeera, 3 décembre 2020 – en anglais).
Au cours d’une offensive menée entre décembre 2020 et janvier 2021, les milices affiliées à la CPC ont conquis plusieurs territoires dans les régions du Haut-Mbomou, de Lobaye, de Mbomou, de Nana-Gribizi, de Nana-Mambere, d’Ombella-M’Poko, de Ouaka et d’Ouham-Pende. Ainsi, en janvier 2021, ces milices contrôlaient environ deux tiers du pays (African Research Bulletin, 16 février 2021 – en anglais). En réponse à cette progression rapide de la CPC, des mercenaires Wagner ont été déployés pour participer directement à des opérations aux côtés des FACA, de la MINUSCA et des forces spéciales rwandaises.
Après avoir rejoint les forces étatiques pour combattre la CPC en décembre 2020, le groupe Wagner est devenu l’un des principaux acteurs des faits de violence politique en RCA. Sur l’ensemble des faits de violence politique recensés par ACLED entre décembre 2020 et mai 2022 en RCA, près de 40% des événements ont vu la participation du groupe Wagner. Pendant cette période, les mercenaires du groupe se sont livrés à des faits de violence politique dans toutes les préfectures de la RCA, à l’exception du Haut-Mbomou et de la Sangha-Mbaéré (voir la carte ci-dessous).
Bien qu’elle soit restée relativement faible pendant la phase initiale d’expansion de la CPC, l’activité du groupe Wagner a considérablement augmenté au cours du premier trimestre de l’année 2021, dans le cadre de contre-offensives visant à reconquérir les territoires aux mains des groupes rebelles. Au cours de cette première phase de combat, les agents du groupe se sont principalement livrés à des faits de violence politique aux côtés des forces étatiques. En mai 2021, les FACA et leurs alliés, y compris le groupe Wagner, avaient reconquis une grande partie des zones précédemment contrôlées par le CPC.
Ces avancées ont amorcé un changement dans les opérations menées par le groupe Wagner, entraînant par là une divergence radicale entre les activités du groupe et celles des forces étatiques. Après avoir atteint un pic en janvier 2021, l’activité des FACA a constamment diminué, à l’exception d’un pic observé en juillet 2021, coïncidant avec une nouvelle série d’opérations menées par les forces étatiques contre les groupes rebelles, et d’un autre en octobre 2021, lorsque la CPC a lancé à son tour une série d’offensives. L’activité du groupe Wagner, quant à elle, n’a pas connu de pic avant septembre 2021, tout en présentant des niveaux d’engagement accrus dans des faits de violence politique entre mars et novembre 2021. Fait notable, les mercenaires du groupe ont agi indépendamment des forces étatiques dans au moins 50% des événements comportant des faits de violence politique recensés chaque mois depuis mai 2021, sauf en octobre 2021, lorsque le groupe Wagner est intervenu aux côtés des FACA en réponse aux offensives de la CPC, et en avril et juin 2022 (voir le graphique ci-dessous).
Ces tendances ne veulent toutefois pas dire que les actions du groupe Wagner ont été entièrement dissociées de celles de l’État centrafricain. En effet, plusieurs sources indiquent que les forces du groupe ont continué de jouer un rôle dans la formation des FACA et dans la coordination de leurs activités (EURACTIV, 27 décembre 2021 – en anglais ; HCDH, 27 octobre 2021). Dans ce même contexte, les forces du groupe Wagner ont également mené des actions disciplinaires contre des soldats des forces centrafricaines. Elles ont ainsi arrêté des dizaines de soldats à Bouar le 8 juin pour avoir abandonné leurs postes militaires à Ngaoukala et Hassana, et torturé et tué un autre soldat des FACA à Boda pour consommation excessive d’alcool.
Cette divergence suggère cependant que les forces du groupe Wagner ont adopté un rôle différent pour renforcer l’assise de l’État centrafricain. Plutôt que de se confronter aux forces rebelles, elles ont surtout cherché à exercer une forme de contrôle sur les populations civiles dans les zones précédemment contrôlées par les groupes insurgés. Ceci, par le biais d’opérations visant notamment les communautés accusées de soutenir les forces rebelles et d’attaques opportunistes vraisemblablement dictées par la quête de gains personnels.
Un ciblage accru des civils par le groupe Wagner
En mars et en octobre 2021, un groupe d’experts de l’ONU a fait part de ses préoccupations vis-à-vis de violations de droits de l’homme commises par le groupe Wagner (HCDH, 31 mars 2021 ; 27 octobre 2021). Les données d’ACLED viennent appuyer ces préoccupations. En effet, depuis décembre 2020, ACLED comptabilise 180 événements au cours desquels des mercenaires Wagner ont pris pour cible des civils, ce qui correspond à 52% du total des faits de violence politique organisée dans lesquels le groupe Wagner a été impliqué en RCA. Ce taux de ciblage des populations civiles est supérieur à ceux présentés par les FACA (26% des événements comportant des faits de violence politique) et par la CPC (42% des événements) au cours de la même période.
Fait notable : en agissant indépendamment des forces étatiques, les actions ciblant des civils ont représenté 70% des événements comportant des faits de violence politique commis par les mercenaires du groupe Wagner depuis décembre 2020 (voir le graphique ci-dessous). Ce taux chute à 27% lorsque les mercenaires du groupe opèrent aux côtés des forces étatiques.
Parmi les populations civiles soumises à des exactions, les musulmans et les Peuls ont été particulièrement visés par le groupe Wagner (International Crisis Group, 3 décembre 2021 – en anglais). ACLED recense ainsi des dizaines d’événements au cours desquels le groupe a directement ciblé des communautés peules. De tels ciblages ont souvent été réalisés sur la base de soupçons de collaboration de ces communautés avec des groupes armés affiliés à la CPC (RFI, 3 mai 2021). Parmi ces actions figurent notamment des massacres perpétrés dans les préfectures de Nana-Mambere, Ouham-Pende et Ouaka. En septembre 2021, des mercenaires de Wagner ont attaqué une communauté peule à Besson, dans la préfecture de Nana-Mambere, tuant au moins 40 personnes. Plusieurs milices affiliées au CPC, comme l’UPC et le groupe 3R, entretiennent effectivement des liens étroits avec les communautés peules en RCA (International Institute for Strategic Studies, 2021 – en anglais).
Les forces du groupe Wagner se sont aussi régulièrement livrées à des attaques opportunistes contre les populations civiles, notamment des violences sexuelles et des vols, ainsi que le pillage de maisons, de magasins, de mines et de marchés. Si ces attaques sont source de gains individuels pour les mercenaires qui les commettent, elles semblent s’inscrire dans un mode de conduite plus large visant à exercer une emprise par la violence sur les populations.
La pratique, par le groupe Wagner, d’un ciblage accru des populations civiles lorsqu’il agit indépendamment des forces étatiques pourrait être liée au rôle actif joué par la communauté internationale dans le soutien au gouvernement centrafricain et aux FACA. La MINUSCA et l’armée rwandaise, deux partenaires essentiels en RCA, ont ainsi pu exprimer leurs inquiétudes vis-à-vis des abus commis par le groupe Wagner (UN Info, 31 mars 2021 ; Corbeau News, 13 juin 2021). Plus spécifiquement, la MINUSCA a vu sa réputation se ternir en menant des opérations conjointes avec des mercenaires Wagner, alors que des organismes internationaux, dont l’ONU et l’UE, s’alarmaient des abus vraisemblablement commis par le groupe russe.
Le groupe Wagner au Mali
Le groupe Wagner a débuté ses activités au Mali à la fin de l’année 2021, dans un contexte de rupture entre la junte militaire malienne et ses partenaires internationaux traditionnels à la suite du coup d’État survenu en mai de la même année. En juin 2021, la France a décidé, en invoquant le coup d’État, de réduire sa présence militaire au Mali et de mettre un terme aux opérations conjointes avec les forces étatiques maliennes (BBC, 3 juin 2021 – en anglais ; Al Jazeera, 3 mai 2022 – en anglais). En janvier 2022, les tensions avec les partenaires traditionnels du pays se sont aggravées après que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a imposé de nouvelles sanctions au Mali (Al Jazeera, 9 janvier 2022 – en anglais). Le Mali a riposté à ces mesures en refusant aux forces internationales l’accès à son espace aérien (DW, 20 janvier 2022 – en anglais), et en expulsant les troupes danoises (Al Jazeera, 27 janvier 2022 – en anglais ; Anadolu Agency, 21 janvier 2022 – en anglais) et l’ambassadeur français au Mali de son territoire (Reuters, 31 janvier 2022 – en anglais). Suite à cela, la France a annoncé le retrait de ses forces en février 2022 avant que le Mali n’annonce, début mai, qu’il se retirait des accords de défense signés avec la France (France24, 17 février 2022 – en anglais ; 3 mai 2022 – en anglais).
L’éloignement du Mali de ses partenaires traditionnels de sécurité a notamment coïncidé avec la décision des Forces armées maliennes (FAMa) d’intensifier leurs opérations contre les militants islamistes. Ce recentrage est survenu après que les FAMa se soient, pendant la majeure partie de l’année 2021, désengagées des opérations contre les groupes militants islamistes (pour plus d’informations, voir la section du rapport d’ACLED Les 10 conflits à surveiller en 2022 : le Sahel – en anglais). Le groupe Wagner a joué un rôle significatif dans l’intensification de ces activités.
Sur fond d’intensification des opérations militaires, le groupe Wagner et les FAMa se sont ainsi livrés à de multiples attaques meurtrières visant des civils. Les mercenaires du groupe ont ainsi été impliqués dans des attaques contre des populations civiles dans les régions de Mopti, Ségou, Tombouctou et Koulikoro (voir la carte ci-dessous), toutes des foyers d’activité du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaïda. ACLED recense près de 500 victimes civiles dues à ces attaques, dont le massacre de centaines de civils à Moura, dans la région de Mopti, fin mars 2022. Ainsi, 71% des faits de violence politique auxquels le groupe Wagner a pris part au Mali ont été marqués par des violences visant des populations civiles.
Depuis le début de la crise, les forces gouvernementales maliennes se sont régulièrement livrées à des attaques de civils. Cependant, la distinction entre civils et combattants devient de plus en plus floue durant les opérations menées conjointement par le groupe Wagner et les FAMa, comme en témoignent le massacre perpétré durant plusieurs jours à Moura et plusieurs autres événements. Les autorités de transition du Mali tentent de créer un nouvel ensemble de réalités sur le terrain sur fond d’attaques indiscriminées contre des civils. Le récit qu’elles ont construit à cet effet est axé sur la « montée en puissance » des FAMa, qui s’exprime à travers des déclarations victorieuses excessives en matière de lutte contre les groupes militants (Le Monde, 3 mars 2022).
Les FAMa affirment respecter les droits de l’homme et le droit international humanitaire, tout en niant systématiquement les fréquentes accusations selon lesquelles leurs soldats cibleraient des civils (France24, 31 mai 2022 – en anglais). Les accusations d’abus et d’exécutions sommaires sont régulièrement rejetées comme mensongères ou comme faisant partie d’une guerre de désinformation orchestrée contre le Mali. Cependant, la désinformation a connu une poussée considérable avec l’arrivée des partenaires russes dans le pays. À cet égard, la France affirme avoir déjoué une tentative du groupe Wagner de mettre en scène un charnier près de la ville de Gossi pour discréditer les forces françaises, arguant que les corps ont été laissés sur place après que les Français ont remis le camp militaire de Gossi aux FAMa (Le Monde, 23 avril 2022).
L’implication du groupe Wagner permet de créer un climat de peur, car il est tacitement interdit de critiquer les FAMa, de remettre en question leur récit de « montée en puissance » ou de faire des reportages sur le groupe Wagner, les autorités maliennes niant catégoriquement la simple présence du groupe dans le pays (RFI, 21 avril 2022 – en anglais). En plus d’affecter négativement la dynamique du conflit et d’influencer l’environnement informationnel, le groupe Wagner a également introduit des tactiques qui n’étaient pas utilisées auparavant par les forces gouvernementales maliennes et leurs alliés. Par exemple, en mai 2022, ACLED a recensé le premier incident au cours duquel les FAMa et le groupe Wagner ont utilisé des dispositifs piège dans la région centrale de Mopti. Cela reflète des pratiques utilisées précédemment par le groupe en RCA et en Libye (The Guardian, 26 mai 2022 – en anglais).
Les attaques menées par le groupe Wagner contre des civils ont principalement visé les communautés peules. À l’instar des actions contre la communauté peule en RCA, le ciblage des communautés peules par le groupe Wagner et les forces étatiques au Mali est motivé par les liens supposés de celles-ci avec des groupes armés locaux. Plus particulièrement, les Peuls ont été stigmatisés pour leurs liens supposés avec le militantisme islamiste tel qu’exercé par le GSIM et ses alliés (pour plus d’informations, voir Sahel 2021 : Guerres communales, cessez-le-feu interrompus et lignes de front fluctuantes – en anglais).
Contrairement aux opérations du groupe Wagner, le ciblage des civils représente moins de 20 % de la participation totale des forces étatiques à des faits de violence politique au cours de la même période. Malgré cela, les opérations menées conjointement avec des mercenaires Wagner ont provoqué un accroissement des événements au cours desquels des civils étaient ciblés auxquels ont participé les forces étatiques. En mars 2022, ACLED recense le plus haut niveau de ciblage de civils impliquant des forces étatiques depuis le début de l’année 2020, lorsque les forces de l’État ont tué des dizaines de civils au cours d’opérations anti-insurrectionnelles (pour plus d’informations, voir le rapport d’ACLED Atrocités d’État au Sahel – en anglais). De plus, les opérations menées par les forces armées maliennes aux côtés du groupe Wagner ont vu les décès de civils imputables à des forces étatiques atteindre des niveaux bien supérieurs à ceux recensés au début de l’année 2020 (voir le graphique ci-dessous).
Le fait que le groupe Wagner mène la majorité de ses opérations de ciblage de civils aux côtés des forces étatiques représente une dynamique sensiblement différente de celle observée en RCA, où la majorité des actions visant des civils ont été menées par le groupe Wagner en l’absence de forces étatiques. Le choix des forces étatiques maliennes de continuer à opérer et à se livrer à des actes de violence ciblant des populations civiles aux côtés du groupe Wagner est révélatrice de leur faible dépendance à l’égard de leurs partenaires militaires traditionnels, qui ont publiquement fait part de leurs préoccupations concernant les abus commis par le groupe (France24, 22 avril 2022 – en anglais). En outre, la junte militaire a activement entravé les opérations de la MINUSMA au Mali, en imposant une zone d’exclusion aérienne dans une grande partie du pays et en limitant les mouvements des agents de la Mission sur le terrain (Africanews, 20 mai 2022).
Les derniers événements en date pourraient également révéler une nouvelle tendance susceptible d’inquiéter les observateurs : la participation du groupe Wagner à des actions visant des civils indépendamment des forces étatiques. Ainsi, le 3 mai 2022, des mercenaires Wagner agissant indépendamment des forces étatiques ont fait une incursion dans le village touareg de Lougui à Ségou, y pillant le marché et y saisissant des biens. Une semaine plus tard, le 10 mai, des mercenaires du groupe ont enlevé cinq personnes au marché de Hombori, dans la région de Mopti. On ne peut pas encore dire si de tels événements seront appelés à se généraliser, comme cela a été le cas en RCA. Une donnée est claire, néanmoins : l’assise des mercenaires russes au Mali connaît une expansion rapide du fait de l’établissement, par le groupe Wagner, de bases ou d’une présence permanente dans plusieurs régions du centre et du nord du Mali. Les mercenaires ont ainsi mené leurs premières opérations dans les régions septentrionales de Gao et Menaka (Twitter @julesdhl, 24 juillet 2022 – en anglais). Ils semblent, toutefois, agir avec davantage de retenue que ce qui a été observé jusqu’à présent dans les régions centrales du Mali.
Perspectives d’évolution
Le rôle du groupe Wagner dans les conflits en cours en RCA et au Mali constitue l’un des exemples les plus probants de son mode opératoire. Dans les deux cas, les mercenaires du groupe se sont livrés à un ciblage accru des civils par rapport aux forces étatiques. Là où les actions prenant pour cible des civils font partie intégrante des stratégies de lutte contre les insurgés adoptées par les États, les agents du groupe servent souvent de paratonnerre à ces derniers, en détournant l’attention des abus commis par les forces étatiques. Au sein des deux théâtres d’opération, les mercenaires Wagner ont ainsi activement ciblé des civils issus de communautés, et tout particulièrement de communautés ethniques peules, stigmatisées pour leurs liens supposés avec les groupes rebelles armés.
Si les mercenaires Wagner se sont régulièrement livrés à un ciblage accru des civils au Mali et en RCA, leurs opérations ont présenté des différences à certains niveaux. Ainsi, le groupe s’est largement rendu responsable d’actions ciblant des civils aux côtés des forces étatiques au Mali. Au contraire, le groupe s’est plus fréquemment engagé dans de tels ciblages lorsqu’il agissait séparément des forces étatiques en RCA.
Un tel contraste témoigne de la différence entre les approches adoptées récemment par les gouvernements malien et centrafricain vis-à-vis de la communauté internationale. Depuis que les mercenaires Wagner ont débuté leurs opérations dans le pays en décembre 2021, la junte militaire malienne s’est, en effet, employée à se distancier des acteurs traditionnels de la sécurité, qui ont à leur tour pris leurs distances. Une grande partie de ces acteurs, notamment les États membres de l’UE, se sont montrés critiques quant à la participation du groupe Wagner à des violations des droits de l’homme. Toutefois, du fait de l’influence réduite de ces acteurs au Mali, la nécessité pour le gouvernement malien de faire face à ces critiques demeure minime. En revanche, le président de la RCA, Faustin-Archange Touadéra, a, de son côté, appelé à davantage d’implication et de soutien internationaux en RCA (The Africa Report, 24 septembre 2021 – en anglais), son gouvernement restant fortement tributaire des bailleurs de fonds occidentaux (International Crisis Group, 3 décembre 2021 – en anglais).
Bien que son déploiement au Mali n’en soit qu’à ses débuts, le groupe Wagner a déjà eu un impact significatif sur un environnement de conflit déjà complexe. Au cours des six premiers mois de son déploiement, les opérations du groupe ont démontré qu’elles avaient un impact négatif sur la dynamique du conflit, en affectant tout particulièrement la sécurité des civils. Tout comme en RCA, le déploiement du groupe Wagner y a engendré des atrocités de masse, des tortures, des exécutions sommaires, des pillages, l’introduction de dispositifs piège en guise de tactique anti-insurrectionnelle, ainsi que des opérations d’influence dans la sphère de l’information. À mesure que le groupe élargit progressivement son implantation, d’autres régions courent le risque d’être confrontées à des développements similaires à ceux observés dans le centre du Mali et dans les zones avoisinantes.
Les visuels de ce rapport ont été réalisés par Josh Sartre.